mardi 24 mai 2016

La grande ciguë

En deuxième papier pour ce blog, nous allons nous pencher sur une plante grande, belle, élancée... mais aussi malodorante et, à l'occasion un violent poison ! La célèbre Grande ciguë (Conium maculatum L.) (Tadaaaam !). 

En commençant l'article, je ne m'étais pas rendu compte que je m'étais attaqué à un gros morceau. Beaucoup de choses à dire, beaucoup de technicité... L'article est à rallonge, j'espère ne pas m'être emmêlé les pinceaux et avoir réussi à pondre quelque chose d'intéressant. 



La Grande Ciguë ou Ciguë tachetée, au milieu d'une jachère,
le 16 mai 2016 à Bretteville-sur-Odon (14)


Côté botanique


Une plante de la famille des Apiacées


Chez beaucoup d'Apiacées, les fleurs extérieures des ombelles ont un pétale plus long .
Les fleurs de Conium maculatum L. sont rassemblées en Ombelle,
inflorescence typique des Apiacées
La Grande ciguë appartient à la grande famille des Apiacées, anciennement nommée Ombellifères.
C'est une famille des zones tempérées, surtout dans l'hémisphère nord, comprenant environ 400 espèces indigènes en Europe1. Ce sont en général des plantes herbacées.

Souvent, les Apiacées ont des feuilles alternes (elles ne sont pas insérées face-à-face sur la tige). Les feuilles sont la plupart du temps composées, et élargies à leur base en une gaine entourant la tige.

Le critère le plus distinctif des Apiacées est l'inflorescence. L'ancien nom de cette famille, Ombellifère, donne une bonne idée de la disposition générale des fleurs : en ombelle.
Les tiges portant les fleurs, ou pédoncules, partent toutes d'un même point de la plante. Comme on le voit sur la photo ci-dessus, les ombelles sont fréquemment divisées en ombelles d'ombelles, ou ombellules.

La nature, comme la grammaire, n'aimant pas les règles sans exception, certaines Apiacées ont des inflorescences très différentes : les panicauts (Eryngium) ont leurs fleurs réparties en une sorte de capitule, un peu comme chez les Astéracées (famille des pissenlits, marguerites...).

Fleurs en pseudo-capitule du Panicaut champêtre (Eryngium campestre L.),
une disposition exceptionnelle chez les Apiacées.
Avec un bourdon terrestre2 (Bombus terrestris L.) en flagrant délit de butinage.
Photo prise le 29 juillet 2015 à Graye-sur-Mer (Calvados).


Quelques indices pour la reconnaître parmi les Apiacées


Les Apiacées sont une famille dont il est difficile de distinguer les espèces les unes des autres. Il existe en effet de nombreuses espèces en France, qui se distinguent parfois par des critères subtiles, et au sein d'une même espèce les individus sont parfois assez différents. Un peu comme chez les humains, en fait (et heureusement, ça facilite quand même pas mal la vie en société...).

Par contre, autant qu'un humain qui s'intéresse aux humains se trompe, en général c'est plutôt marrant, autant s'il s'intéresse aux Ombellifères et se plante, ça peut être moins drôle. Hé oui, dans la grande famille des Apiacées, on a, côte à côte, la carotte, le persil, le panais, la coriandre3, mais encore la ciguë ou l'oenanthe safranée (Oenanthe crocata L.), qui comptent parmi les plantes les plus toxiques de notre flore française.


C'est pourquoi en règle générale on préfère éviter la consommation des Apiacées sauvages, que ce soit à but médicinal ou culinaire, même quand on pense être sûr de son identification. Les accidents ne sont pas rares, et se concluent parfois par la mort. 

La Grande Ciguë, puisqu'on parle d'elle, ressemble plus ou moins vaguement par ses feuilles au persil ou au cerfeuil, par sa racine à la carotte sauvage, etc.

La Grande Ciguë se distingue par un certain nombre de points de ses congénères.

Sa tige, pour commencer, est robuste, striée. Elle est souvent maculée de taches pourpres. 
La plante est grande, jusqu'à 2 mètres, dépassant souvent largement de la végétation des alentours. Elle est entièrement sans poils.
Les feuilles sont dites pennatiséquées : ce nom barbare signifie que la feuille est divisée jusqu'à la nervure principale (-séqué), et que les divisions sont organisées comme les barbes d'une plume : de part et d'autre d'une nervure centrale (pennati-). Ces feuilles sont plusieurs fois divisées, jusqu'à 3 ou 4 fois, et mesurent pour les plus grandes 50 cm de longueur.


Division d'une feuille pennatiséquée de la Grande Ciguë,
qui rappelle le Persil plat. 

Les fleurs sont disposées en ombelles d'ombelles. Elles possèdent à la base de l'ombelle principale des feuilles modifiées, que l'on appelle involucelles, pointues et entourée d'une marge blanchâtre.
Quand aux fruits, qui ne sont pas encore formés en cette saison en Normandie, ils rappellent un peu ceux de l'Anis. Ils font environ 3 mm et possèdent dix côtes saillantes crénelées.

Involucelle de la Ciguë
Autre caractéristique, et pas des moindres : l'ensemble de la plante daube. Quand on la frotte, elle dégage une odeur fétide, désagréable, qui ne donne pas franchement envie de la boulotter. Paraît-il que ça sent l'urine de souris, mais je n'ai pas la chance d'en respirer souvent pour comparer.

Une plante commune de Normandie


Cette plante est dite rudérale, c'est-à-dire qu'elle apprécie les lieux marqués par l'action humaine. Elle aime les sols riches en nitrate. On la trouve beaucoup dans les friches, les terrains vagues, les décombres. 

D'ailleurs, le spécimen dont je vous donne les photos a été pris à quelques mètres du coquelicot de l'article précédent, sur une parcelle de grandes cultures (céréales, colza...) actuellement en jachère.

Des rapports à l'Homme complexes


Un poison connu de longue date...


La Grande Ciguë, si vous avez suivi les cours d'histoire et/ou de philosophie, vous devez en avoir un vague souvenir : Socrate (~470 avJC - 399 avJC), condamné à mort pour avoir corrompu la jeunesse athénienne (certaines mauvaises langues diront que c'est un prétexte et que son principal tort serait d'avoir tourné en ridicule les idoles athéniennes), est forcé à boire une infusion concentrée de fruit de Conium maculatum L. Il s'agissait d'une méthode de mise à mort classique chez les Athéniens.

La plante toute entière contient au moins cinq alcaloïdes violemment toxiques, dont le principale est la conine. Les symptômes d'une intoxication à la Grande Ciguë sont variables d'un individu à l'autre et selon la partie consommée de la plante et sa période de cueillette.
Platon a rapporté la mise à mort de Socrate mais les symptômes ne correspondent pas à ceux qu'on observe dans la toxicologie moderne : il fait le récit d'une mort plutôt calme et paisible. Soit la ciguë aurait été mélangée à de l'opium et/ou de la datura pour renforcer les effets, soit le récit est arrangé par Platon pour des raisons politiques ou autres4.
Chez les intoxiqués, on observe des vertiges, éblouissements, faiblesse des jambes dans un premier temps, suivis d'une perte de la sensibilité, de troubles de la vue, d'une pâleur du visage, d'une dilatation des pupilles... Enfin, apparaissent des mouvements tétaniques, des spasmes, des troubles respiratoires, d'un refroidissement généralisé accompagné d'une enflure des membres, parfois accompagnés de délires furieux5.
Les symptômes ressemblent fortement à l'intoxication par la nicotine ou le curare, la mort se produit en général en moins de six heures.
La Ciguë vireuse (Cicuta virosa L.) a un mode d'action similaire.

Quelques cas d'empoisonnement mortel, par confusion avec des plantes comestibles, sont rapportés, comme en 1922, à L'Orignal au Canada, où sept des neuf membres d'une famille ont péri en quelques heures après avoir consommé les racines bouillies6. Sans doute avaient-elles été prises à tort pour du Panais sauvage (Pastinaca sativa L.). 


...qui a été utilisé en médecine humaine (!)


La plante a quand même été utilisée en médecine humaine, même si l'usage est aujourd'hui limité à l'homéopathie et à la recherche scientifique. A dose infime, elle a des effets sédatifs et analgésiques, et a autrefois été employée contre l'épilepsie ou la maladie de Parkinson7. Elle aurait aussi des propriétés anticancéreuses, mais il est difficile de trouver des sources sérieuses ET récentes, à jour par rapport aux progrès de la connaissance du corps humain. 

Quoi qu'il en soit, aujourd'hui l'usage de la Ciguë est heureusement tombé dans l'oubli, et on dispose de remèdes beaucoup moins dangereux pour l'ensemble des maladies soit-disant soignées par la Grande Ciguë, et j'ose espérer qu'aucun apprenti sorcier ne l'intègre encore dans sa pharmacopée. 



1 Provost, Michel, Flore vasculaire de Basse-Normandie, Presses Universitaires de Caen
2 Merci à Camomille pour l'identification. http://insectariumdecamomille.blogspot.fr/
3 Respectivement Daucus carota L., Petroselinum crispum (Mill.) Fuss, Pastinaca sativa L., Coriandrum sativum L.
5 Fournier, Paul-Victor, Dictionnaire des plantes médicinales et vénéneuses de France, Editions Omnibus
7 Dubray, Michel, Guide des contre-indications des principales plantes médicinales, Editions Lucien Souny

1 commentaire:

  1. Super intéressant ! Je sais dorénavant que je n'accepterai jamais la petite salade de carottes sauvages proposée par mon tendre amour, on ne sait jamais ! Des fois qu'il lui prenne l'envie de me refroidir...
    J'ai hâte de lire le prochain article.

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